par eve chancel • 11 min de lecture
Sur leurs embarcations de moins de 12 mètres, les pêcheurs locaux pêchent le merlu au bout d’une ligne tenue à la main, ou traînée derrière le bateau. Ils ne capturent que la quantité dont ils ont besoin pour remplir leurs étals contrairement aux chaluts qui, en raclant le fond marin, s’emparent de tout sur leur passage : poissons, mais aussi coraux ou encore dauphins, d’où l’interdiction actuelle de pêche dans le Golfe de Gascogne. D’après l’ONG Bloom, le chalutage est la méthode de pêche la plus destructrice qui puisse exister. Anne-Marie Verges a vu au fil des années ces « bulldozer » vider la fosse de Cap Breton, une ressource de biodiversité réservée aux ligneurs, située à 50km au Nord de Saint-Jean. « Les fonds sont ravagés, les poissons de plus en plus rares, explique-t-elle. Plus aucun jeune ne veut tenter de vivre de la mer, c’est trop dur ».
Bien plus au nord, au large de Boulogne-sur-Mer dans la Manche, Régis un autre ligneur a lui aussi du mal à cohabiter avec les chalutiers. « C’était en pleine nuit, raconte le pêcheur Boulonnais. Je vois un navire d’au moins 80 mètres à côté de moi, un truc monstrueux. Et le mec a osé se brancher à la VHF pour se vanter d’avoir pêché des centaines de kilos de poisson ! », se désole-t-il.
Ces problèmes de cohabitation et de partage des ressources sont omniprésents. Un conflit dans lequel la Commission européenne est intervenue en février 2023, en proposant aux Etats membres, dans le cadre d’un plan d’action, d’interdire le chalutage de fond dans les Aires Marines Protégées (AMP). Objectif de cette orientation non contraignante : protéger la biodiversité fragile de ces fonds ainsi que leur capacité à absorber le carbone. « Ça semble juste évident, avance Anne-Marie. Aujourd’hui l’AMP n’en a que le nom, rien n’est protégé ». Si la proposition a réjoui les amis des poissons, elle a embarrassé les amis des pêcheurs au chalut.
Ivan Lopez est le meilleur allié de cette seconde catégorie. Basé à Vigo (Espagne), l’homme à la carrure solide cintré dans un trois pièces bleu marine, préside l’Alliance européenne pour la pêche de fonds (EFBA). Cette association « que tout le monde peut rejoindre » selon son président, a été créée par l’industrie de la pêche, et constitue le principal lobby du secteur représentant essentiellement de gros chalutiers, 20 000 pêcheurs de 14 pays différents. Lunettes rectangles sur le nez, barbe brune taillée, il a tout l’air d’un businessman. Et il l’est, puisqu’il dirige également une compagnie qui pêche la morue en Norvège. Il juge que l’interdiction du chalutage dans les aires protégées mettra « en danger 7.000 navires » correspondant à « 25% des volumes débarqués dans l’UE et à 38% des revenus totaux de la flotte européenne ». Un poids économique qui a poussé l’ex-secrétaire d’Etat à la pêche Hervé Berville, à monter au créneau jusqu’à Bruxelles face aux manifestations du secteur.
« La Commission fait une interprétation littérale de la loi, explique Ivan Lopez. Il n’a jamais été dans l’esprit de Bruxelles de tout fermer ! ». Il ne se dit opposé qu’à l’interdiction généralisée et prône des mesures proportionnées et proportionnelles. « Si on a une église au centre du village, c’est acceptable de mettre une haie autour de l’église, mais on ne va pas fermer tout le village », tente-t-il d’imager. Il admet l’impact du chalutage, « au même titre qu’une route ou qu’un bâtiment : tout a un impact ! » s’exclame-t-il. Et celui du chalut est pour lui, « acceptable ». « La où il y a des terrains de blé, il y avait sûrement une forêt y a 50 ans. La solution ce n’est pas de fermer ce terrain et d’aller cultiver ailleurs, de déporter le problème. On veut continuer de pêcher où on a toujours pêché », conclut-il.
« Il est urgent de repenser l’occupation des espaces pour un plus juste partage », scande de son côté Nicolas Fournier, directeur de campagne chez Oceana, une association qui œuvre pour la protection des océans. « Le chalutage par définition créait des tensions et conflits en mer, car les chalutiers sont ceux qui font la loi, explique-t-il. Par exemple, dans les ports, ils arrachent les engins de pêche et envahissent la bande côtière des 12 milles (20 km environ), ils s’approprient l’espace ».
Début janvier, le Parlement européen s’est prononcé en défaveur d’une interdiction des gros bateaux de pêche dans la bande côtière. « Nous, on ne peut pas aller au-delà, on a un espace restreint alors on a intérêt à préserver notre jardin », s’exclame Anne-Marie Verges, dénonçant « une concurrence déloyale ». Pour préserver leur zone, elle et ses collègues sont allés jusqu’à encercler un chalut qui était illégalement sur la fosse et le faire rentrer au port. La pêcheuse soutient des méthodes plus radicales mais légales initiées il y a 30 ans en Méditerranée : l’installation de récifs anti-chalut, de grosses structures qui arrachent les filets les chalutiers dans les zones qui leur sont interdites. « C’est un aveu de faiblesse de dire qu’on arrive pas à réglementer », explique Nicolas Fournier qui déplore leur impact écologique et prône le dialogue.
« Il est urgent de déchalutiser la flotte, explique-t-il, et le point d’entrée, ce sont les AMP car c’est là où il y a le plus de conflit au niveau de l’usage. Et les chaluts y sont une aberration écologique totale. » ajoute-il. Il existe 3 500 AMP au niveau européen qui représente, au total, que 12 % des eaux de l’UE. « Il reste 80 % ailleurs, scande-t-il. Ceux qui font de la récupération politique jouent sur un sentiment de peur. En France, on créait l’ambiguïté sur l’appellation pour que ce soit illisible alors qu’on a les fonds protégés les plus chalutés d’Europe » conclut-il. Selon l’association Bloom, 50% sont en France chalutées.
L’association Oceana a fait une carte des AMP protégées en théorie (rouge) qu’elle a mis en perspective avec les zones réellement protégées (verts) beaucoup plus rares. Source : OCEANA
La création d’une AMP impose théoriquement des obligations à l’Etat membre. Il est censé s’engager à préserver l’habitat — faune comme flore, suivre un principe de non-dégradation des espaces marins et réaliser des études d’impact dans les six ans. « Ces obligations légales existent depuis 30 ans, mais personne ne met rien en place. En France – où 500 AMP existent — on ignore ces obligations et la Commission ferme les yeux », déplore le chercheur.
Il se réjouit d’avoir réussi mi-janvier lors d’une session plénière à avoir embarqué sociaux-démocrates, droite et centre sur cette approche au cas par cas selon les zones, en écho aux positions de l’EFBA. « La commission pêche est la plus petite mais aussi la plus corrompue », dénonce Nicolas Fournier, fustigeant des conflits d’intérêts. « J’ai des collègues pro-pêche dans mon groupe car c’est leur vie », rétorque le député européen. Leur père, grand-père, oncle, cousin pêchent… Moi j’appelle pas ça de la corruption, j’appelle ça de la passion. »
Il se réjouit d’avoir réussi mi-janvier lors d’une session plénière d’avoir embarqué sociaux-démocrates, droite et centre sur cette approche au cas par cas selon les zones, en écho aux positions de l’EFBA. La commission qu’il préside est marqué par de forts clivages. Les débats y sont passionnels. « C’est la plus petite mais aussi la plus corrompue », dénonce Nicolas Fournier, fustigeant des conflits d’intérêts en son sein. « J’ai des collègues pro-pêche dans mon groupe car c’est leur vie », rétorque le député européen. Leur père, grand-père, oncle, cousin pêchent… Moi j’appelle pas ça de la corruption, j’appelle ça de la passion. »
Source image : Isaure de La Gorce, Eve Chancel, montage Zoé Chancel
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