Après la crise migratoire de Lampedusa en septembre dernier, la colère des agriculteurs a précipité les partis politiques dans la campagne pour les élections européennes. Un scrutin d’ordinaire marqué par les enjeux nationaux.
C’est une règle d’airain : les enjeux franco-français occupent souvent une place prépondérante lors des élections européennes, d’autant qu’elles interviennent à la mi-mandat des présidents en exercice. La réalité n’est pas seulement l’apanage de la France. « Dans la mesure où le scrutin ne se joue pas sur la base de listes transnationales, les élections du 6 au 9 juin prochain peuvent être considérées comme autant d’échéances nationales qu’il y a de pays dans l’Union européenne », analyse Thierry Chopin, docteur en science politique et conseiller spécial de l’Institut Jacques Delors.
Mais après d’intenses débats au Palais Bourbon sur l’immigration, sujet dont s’est également emparé l’Union européenne avec l’accord trouvé en décembre sur un pacte asile-immigration, voilà qu’une nouvelle crise nationale à résonnance européenne est venue percuter l’actualité. À l’instar de l’Allemagne et des Pays-Bas, des milliers d’agriculteurs ont garé leurs tracteurs aux entrées des principales villes françaises. Dans le viseur des manifestants, entre autres, la fixation de normes environnementales au niveau européen, dans le cadre d’une Politique agricole commune (PAC) décriée. « Aujourd’hui, l’accroissement de l’intérêt pour ces élections européennes – initié en 2019 notamment par la question climatique – semble renforcé aujourd’hui sous l’effet des crises récentes notamment externes (pandémie, crises géopolitiques et énergétique) et peut-être aussi par une forme de « normalisation » de la vie politique européenne. Le débat politique pourrait être davantage concentré les 6 et 9 juin prochains sur l’orientation des politiques publiques européennes », ajoute M. Chopin.
Le scénario semble se profiler. À gauche, la cheffe de file écolo Marie Toussaint et ses troupes se défendent de plateau en plateau d’être la source de tous les maux des agriculteurs. Raphaël Glucksmann, eurodéputé Place publique et tête de liste du Parti socialiste, appelle à réformer la PAC dans la presse. Enfin, Manon Aubry, cheffe de file des Insoumis lors des précédentes élections européennes déclare sa candidature au beau milieu de la crise. Voici la classe politique française tout entière contrainte de rentrer en campagne sur des enjeux supranationaux. Le temps d’une séquence, les débats stratégiques à gauche passent en second plan. Mais ils ne sont jamais très loin.
L’eurodéputée Marie Toussaint est spontanément encline à défendre ses combats européens. C’est d’ailleurs cette réticence à se frotter aux sujets français qui avait préoccupé certains de ses camarades. « Marie Toussaint ? C’est une nobody ! C’est maintenant qu’il faut qu’elle s’immisce dans les débats nationaux. » Message d’un élu écolo parisien bien reçu par l’intéressée. « Emmanuel Macron pave la voie à la victoire culturelle du RN et l’extrême-droite, on l’a vu avec la loi immigration », affirme-t-elle sur France Inter début janvier. « Désmicardiser, débureaucratiser, accueillir moins pour accueillir mieux… Si la composition du gouvernement avait pu laisser planer le moindre doute le discours de politique générale le confirme: la fusion du sarkozysme et de la startup nation est désormais complète », écrit-elle sur X (anciennement Twitter), suite au discours de politique générale de Gabriel Attal. Le prix pour faire aussi bien que son prédécesseur, Yannick Jadot qui à la surprise générale avait obtenu 13,4% des voix ? La nouvelle tête de liste n’est pour l’instant créditée que de 6% des suffrages.
Toujours à gauche dans l’hémicycle européen, Raphaël Glucksmann a le vent en poupe. Il est crédité de près de 10%, en tête à gauche, bien au-delà des 6,19% du Parti socialiste obtenus il y a cinq ans, lorsqu’il menait déjà campagne. En Europe, depuis sa première élection, lui défend les minorités persécutées, et se soucie du sort des démocraties libérales. Depuis peu en France, c’est le destin d’une gauche réunie sans Jean-Luc Mélenchon, qui l’intéresse. Certains dans son entourage rêvent dès à présent d’une union avec les écologistes. « Je ne vois pas de raison de ne pas le faire », souffle Pierre Larrouturou, eurodéputé socialiste. Les Insoumis, eux, avaient vu plus grand, en souhaitant rejouer l’ex-Nupes à Strasbourg. Qu’importe la fin de non-recevoir des anciens partenaires nationaux. Manon Aubry, créditée de 8% des intentions de vote (contre 6,3% en 2019), qui réembraye la tête de liste pour LFI, continue ses appels de phare, se disant, dans les colonnes de 20Minutes, « toujours prête » à l’initiative. Et qu’importe si le débat est franco-français, si une fois élus les députés siégeront dans des groupes européens bien distincts et sans possibilité de recréer l’ex-intergroupe du Palais Bourbon. L’objectif est ailleurs : « Voter contre la Commission européenne, c’est voter contre Macron, car il est constamment aligné avec Ursula von der Leyen », la présidente PPE (droite) de l’exécutif européen, explique le député LFI Hadrien Clouet. Horizon européen, nuages nationaux.
De l’autre côté de l’hémicycle, la droite n’a pas non plus échappé à l’actualité pour initier sa campagne. Une semaine après sa désignation comme tête de liste des Républicains (LR), François-Xavier Bellamy s’est rendu au chevet de paysans d’une petite commune de 500 habitants dans l’Oise. Là-bas, il fustige tour à tour la gauche, les écologistes au Parlement européen « qui poussent pour plus de contraintes normatives », la « ligne très à gauche » de Pascal Canfin, président (Renaissance) de la commission Environnement au Parlement européen, ainsi que le candidat du Rassemblement national (RN) Jordan Bardella, accusé d’être un élu fantôme à Strasbourg. La voie est étroite pour François-Xavier Bellamy, qui appelle « à Paris comme à Bruxelles » à un « changement de cap complet sur l’agriculture et l’environnement »
Desserrer l’étau enfermant les LR du Palais Bourbon entre le Rassemblement national et le gouvernement en pleine mue droitière ; faire valoir son expérience européenne face à Marion Maréchal (Reconquête) dont on souligne la proximité idéologique… C’est dire à quel point la mission de l’eurodéputé François-Xavier Bellamy articule la dialectique européenne-nationale. Mais lui sait mieux que quiconque comment les enjeux nationaux peuvent percuter une campagne européenne. Déjà tête de liste en 2019, l’homme avait alors mis en garde, durant l’affaire Vincent Lambert – bataille judiciaire autour de l’arrêt des traitements à un patient en état végétatif – contre l’avènement « d’un monde inhumain ». Quelques mois avant, le catholique revendiqué assumait son opposition à l’IVG – il passera le reste de la campagne à se défendre de souhaiter remettre en cause la loi Veil.
Cinq années plus tard, la campagne européenne se fera aussi sur fond de débat sur la fin de vie et la constitutionnalisation de l’IVG. « Il fera une pirouette pour que la liste ne soit pas vue comme trop conservatrice », tente de se rassurer une élue LR. Et l’eurodéputée PPE Nathalie Colin-Oesterlé de balayer : « Ce ne sont absolument pas des sujets européens ! »
Et puis il y a ce « match », que le gouvernement et le Rassemblement national (RN) prennent artificiellement soin de mettre en scène. En témoignent les éléments de langage délivrés par l’Élysée après la nomination de Gabriel Attal au poste de Premier ministre : le locataire de Matignon serait une « arme anti-Bardella » pour les élections européennes, alors que l’héritier de Marine Le Pen s’apprête à conduire à nouveau la liste RN à ce scrutin. Le président du parti d’extrême-droite a d’ailleurs affirmé dans les colonnes du JDD qu’il formerait un « ticket » pour 2027, dans lequel sa cheffe se présenterait à la présidente de la République tandis que lui briguerait la tête du gouvernement.
Dès le début de la crise des agriculteurs, Gabriel Attal et Jordan Bardella ont alors mené campagne l’un contre l’autre à coup de déplacements et déclarations interposées, dissertant sur l’avenir de la France et de l’Europe. En déplacement à Parçay-Meyslay, en Indre-et-Loire, le Premier ministre a affirmé qu’il envisageait des mesures « supplémentaires » aux niveaux national et européen pour protéger les agriculteurs contre la concurrence déloyale, alors même que sa marge de manœuvre est limitée à Bruxelles où la Commission garde la main. Dans un port de pêche du Morbihan, Jordan Bardella, a lui dénoncé l’attitude des gouvernants à Paris et à Bruxelles. Sur RMC cette semaine, il a appelé le président de la République à « aller devant les institutions européennes » pour faire « respecter les intérêts français ».
La situation est un brin paradoxale : Renew, le groupe européen dont Renaissance fait partie, participe positivement des majorités à Strasbourg. Loin des lumières médiatiques, Jordan Bardella, lui, est bien plus discret au Parlement européen : en cinq ans, il n’a produit aucun rapport et déposé qu’une vingtaine d’amendements. Le groupe Identité et Démocratie (ID), dans lequel siègent les élus RN, est exclu des majorités parlementaires. Une situation qui pourrait bien changer au lendemain du 9 juin, face à la poussée de l’extrême-droite dans de nombreux pays européens.
Réduire l’écart, ou le creuser – c’est selon –, le scrutin a tantôt des allures de tremplin, tantôt de cache-misère. Pour l’heure, Jordan Bardella est donné largement en tête des sondages, entre 27 et 31% selon les études. Renaissance, qui n’a pas encore arrêté sa tête de liste, est donné plus de dix points en dessous, entre 19 et 21%. « Jordan veut ce face à face, ce sera une forme de midterms où l’on prendra le pouls de l’opinion française, assure Mathilde Androuët, eurodéputé frontiste. Si l’on gagne largement, les années qui nous resteront jusqu’à la prochaine présidentielle serviront à rassurer les personnes inquiètes ; leur dire que nous sommes là pour leur assurer un avenir français. » « Si l’on prend l’eau, la fin du quinquennat s’annonce difficile », confie une source du parti présidentiel. La campagne se mène sur deux fronts.
En 2024, le centre de gravité du Parlement européen devrait se déplacer vers la droite. C’est ce qu’indique la dernière étude du European Council on Foreign Relations, où les conservateurs (ECR) et l’extrême droite populiste (ID) obtiendraient respectivement 18 et 40 sièges supplémentaires par rapport au scrutin de 2019. Ce mouvement impliquerait des conséquences considérables : durcissement des positions sur l’immigration, sur l’élargissement et le soutien à l’Ukraine. La législation nécessaire à la mise en oeuvre du Pacte Vert pourrait également être sujette à blocage.
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