Par Iris Shimizu — 9 min de lecture
Les sommets enneigés des Alpes se fondent dans le bleu azuré du ciel. La température est douce : il fait beau en ce matin de fin janvier à Saint-Jean-de-Maurienne, en Savoie. Un bruit perçant rompt ce moment de contemplation. Des pelleteuses rouges creusent d’immenses trous dans le sol et des grues jaunes déplacent des matériaux au sein de ce gigantesque chantier, délimité par des immenses barrières en métal, au pied des montagnes. Au milieu, un ascenseur, transparent et intact. Il desservira les différentes plateformes de la future gare de la ligne Lyon-Turin. “ Nous réinventons la ville de demain. C’est une vraie révolution ”, affirme fièrement le maire sans étiquette de la commune, Philippe Rollet. “ Vous voyez cet endroit ? C’est une zone de dépose. Une partie des déchets, amenée par des tapis roulants pour éviter les véhicules thermiques, est réutilisée. Pour notre territoire, c’est une vraie bouffée d’oxygène. ” Il l’assure et le répète : ce chantier hors-norme, géré par les entreprises Tunnel euralpin Lyon-Turin (Telt) et SNCF, est écologique.
Financée à 50% par l’Union européenne (UE), la nouvelle liaison Lyon-Turin, envisagée depuis les années 1980, s’inscrit dans la volonté européenne d’atteindre une neutralité carbone d’ici à 2050 : “ Il existe un mécanisme d’interconnexion entre différents pays européens. Il s’agit d’une grande enveloppe qui permet de financer les infrastructures liées aux transports, explique Karima Delli, eurodéputée et présidente de la commission des Transports du Parlement européen, qui œuvre pour l’usage de la ligne historique, qui dessert Dijon-Ambérieu-Chambéry-Modane-Turin passant par le tunnel du Mont Cenis. Chaque Etat membre doit déposer un projet et si celui-ci rentre dans les objectifs de l’Europe, l’UE mettra un montant dessus ”, soit 90 millions d’euros afin de réduire le transport routier par le ferroviaire. D’ici à 2030, il est notamment prévu de doubler le trafic ferroviaire à grande vitesse prévu pour atteindre 55 % d’émissions carbone en moins par rapport à 1990, en Europe, le train étant le moyen le plus durable pour voyager sur des longues distances. La longueur totale de la liaison Lyon-Turin est d’environ 270 km, dont 185 km en France. Pour cela, il est notamment prévu de creuser des tunnels sous les massifs montagneux de la Chartreuse et de Belledonne et de raser des espaces verts.
Creuser des tunnels sous les montagnes. Un projet inacceptable pour la députée européenne écologiste : “ C’est un assèchement programmé de la ville. Les atteintes aux eaux souterraines seront irréversibles : il y aura des conséquences lourdes, comme le tarissement des eaux de source et un assèchement de terres privées d’eau. ” Ce tarissement d’eau de source, Villarodin-Bourget l’a déjà connu : entre 2002 et 2007, quatre kilomètres de galeries sont construites sous le village dans le cadre du projet Lyon-Turin. Quelques mois après le début des travaux, l’eau disparaît pendant un certain temps. Pour Philippe Rollet, qui “ne dispose pas de beaucoup d’éléments”, pas d’inquiétude : “l’eau a fini par revenir.” Surtout, cet ancien agent de la SNCF ne se fait pas de souci pour sa propre commune : à Saint-Jean-de-Maurienne, l’eau potable découlerait de l’eau de ruissellement, “ donc s’il n’y a pas de neige, il n’y a pas d’eau ”. Autrement dit, “ un potentiel manque d’eau ne sera pas forcément lié au Lyon-Turin ”.
Même discours du côté du président de la Communauté des communes du Coeur de Maurienne-Arvan, Jean-Paul Margueron : “ Toutes les études ne montrent pas non plus que ces travaux ont un impact sur les eaux. Je ne peux que les croire ”, déclare-t-il d’un ton net au cours d’un conseil municipal, unanime sur le projet.
Ces études sont majoritairement commandées par Telt, soit l’une des grandes compagnies qui gèrent le chantier. Pour Philippe Delhomme, co-président de l’association Vivre et agir en Maurienne, elles ne sont qu’un “ mensonge énorme ” : “ Telt condamne la vallée à vingt ans de travaux forcés. Il est devenu le nouveau seigneur de la vallée ”, dénonce ce professeur d’histoire-géographie et de SVT. En juin 2023, il participe notamment au rassemblement organisé par Les Soulèvements de la terre et les No-Tav contre le projet Lyon-Turin. Celui-ci avait été bloqué par la préfecture. Philippe Delhomme s’y attendait : “ J’ai plutôt l’impression que ces élus représentent Telt. Ils refusent de voir les dégâts que cela peut faire. ”
Et les dégâts sont déjà là, selon lui : au sommet d’une montagne, Philippe Delhomme observe silencieusement le paysage de la commune d’Avrieux. Il paraît nostalgique car ici, existait quatre hectares de jardins et de zones humides, qui ont été remplacés par un site industriel occupé par “ une centrale à béton, un concasseur, des pelleteuses ou encore un convoyeur suspendu sur la rivière ”. A droite, une rivière, l’Arc, désormais “ corsetée ”. Pour le président de la Communauté des communes du Coeur de Maurienne-Arvan, Jean-Paul Margueron, en faveur du Lyon-Turin, ces modifications du paysage ne sont pas une fatalité : “ Les travaux ont détruit une petite forêt de pins sylvestres. Mais bon, le pin sylvestre ce n’est pas non plus de l’épicéa, du mélèze ou du sapin. Cette forêt n’était pas exploitable (commercialement), elle était juste là pour la vue. ” De son côté, Philippe Rollet reconnaît : “ Ce site était incroyable. Aujourd’hui, il est dégradé. Mais il y a une notion économique importante pour les communes. ”
L’occasion de poser une énième fois cette question : ce chantier est-il, comme il l’affirmait deux jours plus tôt, véritablement écologique ? Cette fois-ci, sa réponse est plus nuancée : “ Le niveau est très faible écologiquement parlant. Je suis sensible à cette cause mais j’essaye de faire la part des choses entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. ”
L’occasion aussi de s’interroger sur l’avis de la population de Saint-Jean-de-Maurienne : si le maire de cette commune affirme que 90 % des habitants sont en faveur de ce projet, aucun chiffre ne l’atteste. Dans les rues de la commune, beaucoup se posent pourtant des questions. Comme Christine, 62 ans, agente de production en blanchisserie : “ Je trouve que ça amène du boulot mais ça fait quand même un peu de dégâts sur la vallée. ” Même avis du côté de Christian, 69 ans, retraité : “ Je suis déçu de ce projet car j’espérais que les camions puissent monter sur les wagons mais visiblement ça ne sera pas le cas avec le doublement du tunnel routier de Fréjus. ” De son côté, Renée, 71 ans, est surtout en colère contre les écologistes : “ Pour semer la merde, ils sont champions : si on les écoutait, on ne ferait plus rien du tout. ”
Les conséquences, il risque d’y en avoir d’autres selon Philippe Delhomme. En creusant un tunnel si bas, les infrastructures seront confrontées à une chaleur importante. Ces températures, susceptibles de dilater les rails, impliqueront un usage exacerbé d’énergie pour les réfrigérer. D’après le militant écologiste, il s’agira “ d’un gaspillage d’énergie ”.
Son chalet est niché en face des montagnes. Il nous sert du thé et des gâteaux. Puis un silence : Philippe Delhomme paraît fatigué, non pas par la charge de travail, mais bien par la douleur de voir son territoire changer : “ C’est à en pleurer. Mais des fois, il y a une euphorie extraordinaire : je me dis que ce projet ne verra jamais le jour. Les dégâts sur les forêts et les prairies sont déjà là, mais ils sont encore peut-être cosmétiques. L’eau n’est pas encore complètement atteinte mais elle le sera si on creuserait le tunnel de base. ”
De l’espoir, les écologistes en ont. Mais le maire de Saint-Jean-de-Maurienne l’assure : “ Ce chantier se fera. Tous les appels d’offres sont donnés. Ce n’est plus un projet. ” En attendant, à l’approche d’une importante échéance européenne, l’Etat français et les collectivités locales n’ont pas encore bouclé le financement des études sur le tracé français du Lyon-Turin. A une semaine de l’échéance, il manque 40 millions d’euros. La moitié pourrait être prise en charge par l’Etat, qui mobilise déjà près de 65 millions d’euros. Pour le reste, une dizaine de collectivités locales sont sollicitées.
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