Sous ses pieds, la motte de terre haute de 80 centimètres devra bientôt accueillir deux rangées d’aubépines, noisetiers, lierre, et tout ce qui fait une haie en bonne santé. Au volant de sa vieille 207, Emmanuel est fier de montrer ses projets de plantations, qui prennent vie petit à petit dans ce paysage vallonné, auquel il aimerait redonner son aspect d’antan, si possible avec le soutien de l’Europe.
À seulement quelques minutes en voiture, le bocage disparaît pour laisser sa place aux grandes plaines céréalières. Sur le plateau de Caen, le paysage est lunaire. A cinquante kilomètres de la préfecture calvadosienne, les haies ont déjà cédé leur place, et l’oeil peut se poser d’un champ à l’autre sans buter sur un « linéaire végétal », fait d’arbustes et de biodiversité, qu’on a longtemps vu comme des « obstacles à l’utilisation rationnelle du sol », jusqu’aux dernières réformes de la Politique agricole commune (PAC), décidée au niveau de l’UE. Après avoir tout fait pour que le bocage disparaisse au profit d’immenses openfields très rentables, à grand coups de primes à l’hectare et de pénalités en cas de haies trop larges, la PAC, et la déclinaison nationale de celle-ci, encouragent maintenant au retour de la haie. Symbole des « injonctions contradictoires » reconnues par Gabriel Attal, samedi 27 janvier, face à des agriculteurs en colère.
Dès les années 1950, la France a voulu devenir une grande puissance agricole, pour assurer sa souveraineté. Au fil des années, le remembrement a réunis le puzzle de parcelles qui tricotait le territoire, et le bocage a reculé devant les rendements alléchants des grandes parcelles. En 70 ans, 70% des haies ont disparu, soit 1,4 millions de kilomètres de linéaires. Et avec eux, un riche abri pour la biodiversité : 60% de la population d’oiseaux s’est envolée en milieu agricole depuis 1980.
A cette logique implacable qu’est le remembrement, s’est ajoutée la PAC de 1992, qui a marqué « un tournant majeur, un rouleau compresseur », selon Léandre Mandard, agrégé en histoire rurale à Sciences Po. « Il y a eu un système de primes pensées pour les régions de grandes cultures et d’openfield. On attribuait des primes en fonction des surfaces et il y avait des contrôleurs PAC qui arrivaient dans les fermes et venaient mesurer les haies. » Non comptabilisé dans le calcul des surfaces agricoles, chaque mètre de haie était alors autant de pénalités dans les versements des subventions européennes. Une incitation à défigurer le paysage qui ne dit pas son nom.
Face à ce « cadre économique surpuissant » décrit par le chercheur, ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’écocide s’est intensifié silencieusement, malgré les réticences naturelles des paysans : « Par pragmatisme, les agriculteurs s’adaptaient au cadre réglementaire qui s’imposait à eux, à partir du moment où ça les pénalisait de garder une haie, les aspects de sensibilité au paysage sont devenus secondaires. » Pour le député européen David Cormand (EELV — Les écologistes), l’agriculture française, qui a poussé la PAC dans un sens productiviste favorable aux céréales, a « deux visages » : l’un « présentable », fait de terroir, d’AOC et de bocages, et l’autre, productiviste, favorable aux géants de l’agro-industrie.
Mais certains ont refusé cette fatalité, notamment les éleveurs de vaches laitières, dont le nombre a largement diminué, en raison du manque d’attractivité du métier. Selon la chambre d’agriculture, entre 1988 et 2023, l’on est passés, en France, de 175 000 éleveurs bovins laitiers, à seulement 35 000. Or, ces agriculteurs sont ceux qui ont le plus conscience du rôle hautement positif des haies. Alain et Brigitte, éleveurs aujourd’hui retraités, se sont installés en 1980 en Ille-et-Vilaine. Comme d’autres, ils ont arasé quelques haies par soucis pratique, pour agrandir quelques parcelles, mais ont sauvegardé la majorité de leur bocage. Par contre, le couple le reconnaît, « depuis 1992, tout le paysage a changé, avec les aides aux surfaces on a vu tous les voisins arracher les haies pour faire du maïs ».
Créée en 2020, l’Afac Haies et Bocages de Normandie s’est donnée pour mission d’aider les exploitations et collectivités locales à mettre en place correctement le difficile retour de la haie dans les territoires. « Il y a une prise de conscience très forte », explique Etienne Levavasseur, président de l’association. Leur rôle et simple : aider à renforcer la prise de conscience sur l’intérêt des haies, et accompagner les agriculteurs à planter puis valoriser leurs haies en utilisant par exemple le bois récolté lors de l’entretien pour alimenter des chaufferies d’organismes publics. C’est auprès d’elle qu’Emmanuel a trouvé le moyen de financer les 900 mètres de haies en construction sur ses terres. Un projet à 12 000€, pour lequel l’agriculteur du Calvados ne pouvait pas se permettre de piocher dans une trésorerie quasi-inexistante. Il prévoit d’en tirer les premiers revenus d’ici une vingtaine d’années, mais les sacrifices pour la sauvegarde du bocage ont déjà commencé.
Si ses revenus en ont souffert jusqu’à présent, il espère tirer profit du virage écologique de la nouvelle PAC, votée pour la période 2023–2027. Il s’accroche aux diverses aides, comme le Label haies, de sept euros par hectares, mis en place par le ministère de la Transition écologique, ou encore les Mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC), de la PAC, qui récompensent notamment le maintien d’une certaines surface de haies ou de prairies. Il entend aussi bénéficier de son respect des nouvelles « conditionnalités » qui imposent le respect de normes écologiques appelées BCAE, pour « Bonnes conditions agricoles et environnementales ». L’un de ces critères est notamment de maintenir ses haies, ou de compenser l’arrachage par de nouvelles haies. Pénalités pour celui qui ne respecte pas ces normes, même si c’était l’inverse qui était préconisé il y a quelques années. Un soutien renforcé mais encore jugé insuffisant : « Je voudrais juste vivre de mon travail. Là, j’ai l’impression d’être un assisté », râle le trentenaire.
Loin d’avoir diminué, l’arrachage de haies s’est accéléré ces dernières années, ‚estimé à 23 500 km/an en moyenne entre 2017 et 2021, contre 10 400 km/an entre 2006 et 2014. Selon un rapport du Conseil général de l’alimentation de l’agriculture et des espaces ruraux paru en mai 2023, les agriculteurs perçoivent encore la haie « comme une charge nette directe liée à la plantation et à l’entretien, sans en voir les bénéfices ». Alors que l’entretien d’un kilomètre de haie représente un coût de 500 euros par an, le document souligne des dispositifs d’incitations trop faibles, et une réglementation européenne trop complexe. Une réalité que les nouvelles ambitions vertes européennes espèrent changer.
Code de l’urbanisme, code du patrimoine, code de l’environnement : du côté de la FNSEA, syndicat majoritaire chez les céréaliers, les fameuses « 14 normes » qui régissent les haies dans le droit français, où sont transposées les textes européens, sont devenues un symbole, et un argument pour demander à libéraliser l’agriculture, simplifier les normes, voir en supprimer. En septembre 2023, le ministre de l’agriculture Marc Fesneau a annoncé la mise en place d’un « pacte » pour « arrêter la saignée » des haies françaises, avec l’objectif de passer de 750 000 kilomètres de haies en métropole actuellement, à 800 000 en 2030. « Tout le monde veut de la haie », a‑t-il déclaré à l’occasion du lancement du plan. Reste à savoir à quel prix.
Il y a six mois, Emmanuel et sa femme ont eu une petite fille. C’est pour elle, maintenant, qu’il replante des haies : « Je veux qu’elle grandisse dans le même paysage que moi ». Quand il était petit, l’hiver, il dévalait les pentes couvertes de neige fraîche. Entre les haies aujourd’hui disparues, il se cramponnait à califourchon sur un gros sac en tissu rempli de paille. Pour la neige, « c’est foutu », reconnait-il. Pour les haies, Emmanuel n’a pas baissé les bras.