Publié le 1er février 2024 

Pour sauver ses forêts, l’Europe sort du bois

par nicolas guarinos • 7 min de lecture

Les forêts sont devenues le nouveau front de la lutte contre le changement climatique. L’UE multiplie les mesures de préservation, transformant en profondeur la gestion des forêts, en France et ailleurs. Au risque de rencontrer les résistances des acteurs du secteur.

Climat, énergie, biodiversité… « Bruxelles s’invite à la forêt par toutes les fenêtres ! » Jean-Pierre Piganiol est agacé. Forestier en Sologne, il est chargé des relations avec l’Europe pour le syndicat des propriétaires privés de forêt Fransylva. Alors que la politique forestière est traditionnellement la chasse gardée des Etats, il voit, depuis cinq ans, la Commission européenne s’en mêler sans cesse davantage. Au risque de rencontrer les résistances des acteurs du secteur, qui doivent changer leurs pratiques. « Nous sommes les gardiens de la biodiversité depuis longtemps, la Commission doit nous faire confiance et apprendre à travailler avec nous ! », martèle Jean-Pierre Piganiol.

Si l’Europe sort du bois, c’est parce qu’il y a urgence à agir : les forêts ne vont pas bien. En moyenne, près de 350 000 hectares de surface arborée partent en fumée chaque année, en Europe, depuis 2006. La population d’oiseaux forestiers a baissé de 10 % depuis 1990. Plus de 40 % des essences d’arbres présentes sur le continent sont menacées d’extinction, en raison du risque accru de sécheresse. Changement climatique et déforestation sont les deux principaux responsables.

Comble de ce drame, la forêt rend des services précieux. Pas seulement aux amateurs de randonnée : elle filtre l’eau de pluie avant que celle-ci atteigne les nappes phréatiques. Elle joue le rôle de puits de carbone grâce aux arbres qui absorbent le CO2 présent dans l’atmosphère. Elle est un formidable réservoir de biodiversité avec 80% des espèces animales et végétales terrestres qui y habitent.

Quels sont les points-clé de la stratégie européenne ? Quelles reproches lui sont faits ? On vous résume.

  •  Refaire de la forêt un puits de carbone

Bruxelles a donné un cap : atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Cela passe principalement par la réduction des émissions de gaz à effet de serre. La Commission mise aussi sur les puits de carbone, ces espaces naturels qui absorbent naturellement le carbone présent dans l’atmosphère et le stockent pendant un certain temps.

La forêt est l’un de ces puits : les arbres fixent le carbone dans leur tronc et dans le sol. La France, comme tous les autres pays, s’est vu attribuer un objectif : stocker 34 millions de tonnes de CO2 par an, d’ici 2030, grâce à ses forêts — contre 31 millions actuellement.

Or, la capacité d’absorption des forêts françaises a baissé de moitié en dix ans. Avec les températures plus élevées en moyenne, les réactions chimiques s’inversent et les troncs libèrent du CO2. Pour inverser cette baisse spectaculaire, la Commission européenne recommande aux Etats de planter trois milliards d’arbres d’ici 2030. Pour la seule France, le Président Emmanuel Macron veut même franchir la barre d’un milliard.

Sur le principe, tout le monde est d’accord. Mais des ONG du climat, comme Canopée, redoutent que « planter des arbres devienne un alibi bien pratique pour pouvoir continuer à polluer sans être pointé du doigt […] Prétendre que cette action permet de “compenser” ou de “neutraliser” les émissions d’une entreprise relève de la supercherie ». Car un arbre ne pousse pas instantanément. Il lui faut plusieurs dizaines d’années pour absorber une quantité de CO2 équivalente à celle émise par la combustion d’énergies fossiles. Et il suffit d’un incendie de forêt pour le libérer à nouveau.

Or, « c’est dans les toutes prochaines années qu’il nous faut réduire de façon drastique nos émissions ou nous risquons de franchir des seuils d’emballement climatique irréversibles », poursuit l’ONG.

  • Changer les arbres

L’Union européenne aide financièrement les Etats membres à adapter leurs forêts au changement climatique. La Commission a prévu une enveloppe de 150 millions d’euros pour la France, devant servir notamment à remplacer les essences d’arbres par d’autres plus résistantes à la sécheresse. Car, même si les espèces méditerranéennes migrent vers le nord par sélection naturelle, ce processus n’est pas aussi rapide que la régression d’autres variétés. L’Homme doit hâter les choses.

Des oliviers et des pins maritimes en bourgogne en 2100 ?

Source : Carbofor, Badeau et al. 2005

A l’Office national des forêts (ONF), à qui est confiée la gestion des 1,7 millions d’hectares de forêts domaniales, appartenant à l’Etat, sur 17,3 millions au total en 2023, « nous importons des espèces adaptées, comme le chêne de Hongrie ou le pin de Bosnie, indique Régine Touffait, chercheuse spécialiste de la biodiversité. Mais nous ne coupons les arbres que lorsqu’ils sont voués à mourir à court terme ».

Pour les 76 % de la forêt française qui appartiennent à des propriétaires privés, ces derniers ont chacun leur mode de gestion. « En Auvergne, vous avez certaines forêts essentiellement composées de châtaigniers, explique Jean-Pierre Piganiol, du syndicat Fransylva. Ces arbres sont condamnés par le climat qui sera celui de cette région d’ici quelques décennies. Donc le plus intelligent est de procéder maintenant à une coupe-rase, de façon à récupérer du bois issu d’arbres encore en bon état, et vous plantez à la place d’autres espèces plus adaptées ».

Ces coupes-rases, souvent associées à des monocultures de conifères, ne sont pas interdites en France. Mais elles paraissent éloignées de l’objectif d’une « foresterie proche de la nature » formulé par le document d’orientation stratégique de l’UE. Les coupes-rases inquiètent Canopée qui y voit une industrialisation de la forêt. « Elles sont le symbole de pratiques qui ne sont plus acceptées par la société et en décalage avec les enjeux écologiques actuels [ie stocker le carbone et protéger la biodiversité, ndlr] », explique son président Sylvain Angerand.

  • Surveiller les forêts

La Commission a proposé, en novembre 2023, une loi qui lui permettrait de collecter des données sur les forêts, recueillies au sol et à partir des satellites européens Copernicus, selon des critères harmonisés au niveau de l’UE. Il s’agirait de données relatives à la déforestation et à la croissance des arbres, et de repérer les départs d’incendies.

Mais des responsables de Finlande, de Suède, d’Autriche et de Slovénie s’inquiètent que Bruxelles puisse contrôler les pratiques sylvicoles des Etats membres. « Je pense qu’il est faux d’examiner la politique forestière uniquement à travers la politique climatique et environnementale, avait déclaré auparavant, en 2022, le ministre finlandais de l’Agriculture et des Forêts Jari Leppä. Vous devez accorder une attention égale à la compétitivité et à l’emploi ».

  • Utiliser le bois comme énergie

La révision de la directive de l’UE sur les énergies renouvelables (RED III), fruit d’un accord en octobre 2023 entre les Etats membres et le Parlement européen, a conforté le statut d’énergie verte du chauffage au bois. Les ménages français peuvent donc obtenir des aides financières de l’Etat, comme MaPrim Rénov pour installer des chaudières à granulés de bois.

Pourtant, lorsqu’il brûle, le bois relâche dans l’atmosphère encore davantage de CO2 que le charbon. En février 2022, 500 scientifiques avaient adressé une lettre à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, pour les alerter des risques climatiques liés à l’usage du bois comme énergie. Sans succès.

Du côté du Syndicat des énergies renouvelables (SER), on se félicite que le bois-énergie soit classé comme énergie verte. « Le bilan carbone de la combustion du bois-énergie en France peut aujourd’hui être considéré comme neutre car les émissions de CO2 [qui en résultent] sont contrebalancées par l’accroissement annuel de la forêt française », estime le SER.

Ce à quoi Philippe Ciais, chercheur au CNRS et spécialiste du cycle du carbone, rétorque qu’ « une forêt âgée stocke cinq à six fois plus de carbone qu’une plantation récoltée fréquemment ».

Jean-Pierre Piganiol, de Fransylva, qui approuve lui aussi la classification de la Commission, ajoute : « de toute façon, les arbres finissent tous par mourir, et ils libèrent alors du CO2. Autant que leur bois soit utilisé par les gens pour se chauffer plutôt qu’ils ne recourent au pétrole ou au gaz, qui sont des énergies non renouvelables ».

« Il existe d’autres façons de valoriser le bois avant qu’il ne dépérisse, rappelle Régine Touffait, de l’ONF. On peut le transformer en meuble ou s’en servir pour construire des charpentes ».

Retrouvez notre dossier « L’Europe à perte de vue »