Publié le 1er février 2024 

Quand un barrage coule, c’est toute une vallée qu’on chamboule

texte et photos par Coppélia Piccolo • 12 min de lecture

En Normandie, depuis le démantèlement de deux ouvrages hydrauliques achevés fin 2022 à la faveur des politiques européennes, la nature reprend ses droits. Mais certains habitants ne reconnaissent plus un paysage bouleversé par cette plus grande opération de destruction de barrage en Europe.

Il y a encore 4 ans, ces cabanons de pêcheurs avaient les pieds dans l’eau, au bord de la Sélune. Aujourd’hui, ils se retrouvent une dizaine de mètres au-dessus du fleuve, suspendus en l’air, suspendus dans le temps, au cœur de cette vallée normande. Un peu plus loin, un panneau annonce encore « route du barrage de Vezins ». Pourtant, l’installation hydroélectrique du Sud-Manche a disparu. Une autre pancarte indique la direction pour se rendre « au Lac ». Mais le lac de retenue accompagnant le barrage s’est aussi évaporé, laissant place à un cours d’eau qui ruisselle à vive allure en cette mi-janvier. Ces vestiges « sont des bribes de souvenir », sourit Aurélie Joué, chargée de la mise en œuvre du Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE) pour la Sélune.

À quelques encablures de la baie du Mont-Saint-Michel, l’Etat a entrepris en juin 2019 – après des années de débats et de revirements, tant sur le plan national que local – de démolir le barrage de Vezins, 36 mètres de hauteur ; et celui de La-Roche-qui-Boit, 16 mètres de hauteur. Ces travaux dits « d’effacement », les plus importants en Europe, se sont achevés fin 2022.

        

« On a perdu un lac et des barrages, mais on a retrouvé un fleuve vivant »

Le Pont des Biards domine des berges autrefois immergées sous le lac. Elles fourmillent maintenant de saules, d’orties ou d’ajoncs en fleurs. La veste de sécurité orange de l’ingénieure de formation contraste avec la vallée dominée par le vert. Elle s’exclame : « avant, la vallée était comme morte. Aujourd’hui, on a perdu un lac et des barrages, mais on a retrouvé un fleuve vivant, une vallée, et tout un écosystème. L’avant après est radical ».

Aurélie Joué a tenu un observatoire photographique de la transformation de la vallée de la Sélune. 

Elle déplie un grand classeur noir en cuir, le témoin de plus de 10 ans d’histoire. Celle qui foule cette terre normande depuis toujours exhibe une photo prise en 2019, et une autre en 2021. « Et cette radicalité va vite », poursuit-elle. La disparition des lacs de retenue, qui s’est accompagnée d’une végétalisation des berges et d’une modification des lisières de la forêt, est pour elle le changement majeur. Au loin, elle pointe du doigt les anciennes délimitations de l’immense réservoir, avant de se tourner vers un banc autrefois au bord de l’eau. « Depuis ici, on descendait de quelques pas, et on y était », relate-t-elle. Aurélie Joué souligne que la Sélune a retrouvé son lit d’antan et ses méandres, perdus depuis un siècle et la construction des deux barrages.

Désormais, sur plus de 90 km de cours d’eau, aucun obstacle à l’horizon. Une démarche qui pourrait se multiplier à l’échelle européenne. Les 27 États membres et le Parlement européen se sont accordés en novembre 2023 à libérer 25 000 km de cours d’eau d’ici à 2030 afin d’y rétablir un courant libre, dans le cadre d’une loi de restauration de la nature. Cet objectif ambitieux a survécu à une immense bataille législative sur les contraintes environnementales du texte. Il doit être prochainement entériné en séance plénière à Strasbourg.

D’après ce texte, fleuves et rivières doivent être libérés de leurs obstacles obsolètes, sans digues, canaux et écluses sur leur passage. Mais aussi sans barrages. Une démarche dite de « continuité écologique » afin de garantir le passage des poissons et des sédiments. Mais les cours d’eau sont encore semés d’embûches : selon l’agence européenne de l’environnement, en 2022, plus d’un million d’ouvrages brisent leur écoulement naturel sur le continent. 60% des eaux douces de l’Union européenne se trouvent alors en mauvais état sanitaire et écologique. « Ce projet de la Sélune est un emblème au niveau de l’Europe, à reproduire », se réjouit Roberto Epple, président de l’ONG European Rivers Network.

Retour de la biodiversité dans la vallée

« L’effacement a complètement modifié les paysages. On l’observe sur le plan écologique, morphologique, et aussi au niveau de l’amélioration de la qualité de l’eau », explique Laura Soissons, ingénieure à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) de Rennes et coordinatrice du programme scientifique Sélune. Elle se réjouit notamment d’une baisse de la température de l’eau de plus de 2°C, autrefois réchauffée par les retenues. « Une eau plus fraîche est donc plus oxygénée et favorable à la faune aquatique », décrit ainsi le programme Sélune.

Si les bouleaux et les plantes herbacées jouissent d’une seconde jeunesse, et poussent de manière incontrôlée, la faune aquatique n’est pas en reste. « On a observé un retour des poissons migrateurs qui peuvent maintenant accéder aux zones en aval de l’ancien barrage », se réjouit-elle. Disparues de la rivière depuis près d’un siècle, les anguilles réapparaissent dans ce courant d’eau douce, aux côtés des saumons et des lamproies marines.

Pour les deux barrages, l’opération aura coûté au total 60 millions d’euros, répartis entre l’Etat et EDF. « La balance entre les coûts environnementaux de ces barrages par rapport à leur bénéfice énergétique était largement défavorable et justifiait leur effacement », soutient Jean-Paul Doron, premier vice-président de la Fédération Nationale De la Pêche en France et de la Protection du milieu aquatique (FNPF), favorable au projet. Sa fédération conduit depuis 2009 des opérations de démantèlement d’obstacles à travers les rivières du département, qui comptent « 2 à 3 obstacles tous les kilomètres ». Un rapport d’expertise publié en 2015 relève que les barrages sur la Sélune occupaient « une place modeste dans la production électrique ». Ils fournissaient 18 GWh annuel, soit de quoi alimenter plus de 10 000 habitants.

À rebours de ce discours, le milieu hydroélectrique s’inquiète de cette « administration européenne et française qui encourage à détruire » le patrimoine hydroélectrique français. « Les centrales hydroélectriques sont pourtant indispensables dans un contexte d’augmentation des prix de l’électricité et de volonté d’indépendance énergétique », rétorque Alexandre Albanel, administrateur pour le syndicat France Hydro Électricité. 

Un paysage bouleversé, des habitants endeuillés 

Sur le plan écologique, l’effacement des barrages est « une vraie réussite », se félicite Laura Soissons, qui s’appuie sur les études menées conjointement par l’INRAE et l’ONF, et qui se poursuivront jusqu’en 2027. Mais cette brusque renaturation s’est accompagnée d’un traumatisme pour les habitants, rompus au vrombissement du barrage et aux sorties en plein air sur les lacs scintillants.

Le président de l’association « Amis du Barrage », Roger Lebeurrier, installé devant des photos en noir et blanc des barrages et des coupures de presse, explique avoir vécu la destruction des barrages comme « un deuil ». Il hausse le ton, serre les poings : « la vallée est maintenant un roncier de 19km de long, comment trouver ça beau ? Ça me fait mal au cœur et mal aux tripes quand je passe devant ». A ses côtés, sa femme, Jacqueline, s’affaire à retrouver un des diaporamas créés pour illustrer leur revendication. « Mon épouse s’est même cadenassée et enchaînée aux barrages pour stopper leur destruction », lance-t-il plus gaiement. Quelques éclats de rire fusent, en souvenir de « cette lutte bon enfant ».

Vue du pont de la République, près de Virey.
Quelques membres des “Amis du Barrage” se tiennent sur le Pont de la République, surplombant il y a quelques années un lac de retenue.

Pour associer les mots à la réalité, les « Amis du barrages » tiennent à se rendre sur le pont de la République, surplombant autrefois un lac où grouillaient les pêcheurs et leurs barques. Les cabanons, aujourd’hui abandonnés, étaient leur terrain de jeu. Ils désignent la hauteur de l’ancienne retenue, dont la marque est encore visible sur les pieds du pont. Certains ne descendent pas au plus près du fleuve, comme si voir ce nouveau paysage actait la disparition définitive de l’ancien.

Pour Alain Babin, ancien technicien EDF au barrage de Vezins, la plaie est encore ouverte. « Quand les pelleteuses sont arrivées dans l’usine et qu’elles ont tout cassé, j’ai pleuré. Maintenant, quand je passe sur le lieu des anciens barrages, j’ai comme des visions. C’est un vrai traumatisme. Je les vois encore, tellement leur image est ancrée dans mon cerveau », raconte-t-il, la voix tremblante.

La réappropriation de la vallée, un enjeu complexe

« Quand on démantèle un barrage, on fait de la restauration écologique, mais une restauration du lien des habitants avec leur paysage doit être mise en place », défend Marie-Anne Germaine, géographe. Elle est membre de l’équipe de recherche Sélune, en charge du volet de recherche socio-géographique. Elle a mené des enquêtes auprès des acteurs locaux et a documenté leurs réponses face à une transformation radicale de « tout ce qu’ils ont toujours connu ».

Vue depuis l'extrémité du Pont des Biards.
Sous le pont des Biards, la Sélune a retrouvé son lit d’origine.

« D’un côté, certaines personnes ont redécouvert la vallée et l’imaginent comme nouveau terrain de jeu, comme les kayakistes, les amateurs de trails … Mais d’un autre côté, pour les habitants qui avaient un véritable lien avec le lac, se réapproprier l’espace est plus compliqué. Dans un premier temps, ils ont eu peur de voir la vallée se transformer en friche, et réclament aujourd’hui un espace de qualité auquel ils puissent accéder », poursuit-elle.

Pour Marie-Anne Germaine, « l’objectif est que les habitants se réapproprient la vallée, (…) comme l’a fait la nature ». À l’extrémité du pont des Biards, un panneau a récemment fait son apparition. Sur une carte de la vallée, deux sentiers de marche sont dessinés, long de 4 km chacun. Depuis décembre dernier, tout le bassin est accessible au public, après des années d’interdiction. Pas encore de quoi convaincre les Amis du Barrage, pour qui le temps s’est arrêté à l’époque du panneau « Le Lac ».

Retrouvez notre dossier « L’Europe à perte de vue »